Préparation rencontre N. Heinich

La quatrième rencontre du groupe Bataille a eu lieu le lundi 9 avril 2018. Ce moment fut l’occasion de revenir sur l’exposition du Mamco tout en préparant notre rencontre avec la sociologue Nathalie Heinich qui aura lieu mi-avril.

Lors de notre rendez-vous précédent, nous avons eu une discussion à propos des œuvres d’art qui avaient marqué la vie des participant·e·s. Au sujet du lien entre art et vie quotidienne, quelqu’un avait évoqué l’expérience d’un célèbre violoniste ayant joué dans le métro sans retenir l’attention des voyageurs. Comme Nathalie Heinich a évoqué cette expérience dans un entretien pour France culture, il nous a semblé pertinent de revenir sur cette évocation.

Sur une initiative du Washington Post en 2007, le violoniste Joshua Bell s’est produit durant quarante-cinq minutes dans un métro de Washington. Une dizaine de personnes seulement se sont arrêtées. Il n’a récolté que 32 dollars. Il jouait sur un instrument d’une valeur de 3,5 millions de dollars.
VIDEO ici 

Objet, sujet et contexte
A propos de cette expérience, Nathalie Heinich affirme que la valeur se construit en fonction de trois éléments : l’objet, le sujet et le contexte. Ici, la musique, les passants et le métro. La valeur attribuée à un objet n’est donc pas la même si l’on se trouve dans le métro ou dans une prestigieuse salle de concert – même si l’objet ne diffère pas.
Une participante a demandé si un « vrai musicien » ne se serait pas arrêté en écoutant la musique du violoniste. Une autre a mentionné l’influence de l’effet de groupe : « Quand une personne s’arrête, les autres suivent! »

Afin d’expérimenter ces réflexions autour de la construction de valeur, nous avons proposé une activité d’écriture. Nous avons d’abord demandé aux participant·e·s de décrire en une formule sur un morceau de papier une œuvre qui les avaient marqué·e·s lors de notre visite au Mamco ou – pour celles et ceux qui n’étaient pas présent·e·s – dans leur vie en générale. Il s’agissait, premièrement, d’évoquer un objet.
Sur un autre morceau de papier, chacun a ensuite décrit en une formule un lieu. Ce pouvait être une institution culturelle ou un lieu de la vie quotidienne. Il s’agissait donc, deuxièmement, d’évoquer un contexte.
Chacun a ensuite tiré au sort une œuvre d’art et un lieu. Et chacun devait attribuer à l’objet une note – de 1 à 5 étoiles – en fonction du contexte. Il s’agissait, enfin, d’attribuer une valeur en tant que sujet.

Voici la retranscription des objets, contextes et valeurs attribuées et justifiées. Les trois premières concernent spécifiquement des objets de l’exposition Die Welt als Labyrinth, transposées par l’imagination dans d’autres contextes.

OBJET – Lettres en rouge sur support couleur neutre (blanc cassé). Lettres qui ne formaient pas de mots.
CONTEXTE – Une étendue d’eau.
VALEUR – 5 étoiles. Danielle trouve que l’objet et le contexte s’accordent bien ensemble.

OBJET – Un tunnel sombre fait de plusieurs couleurs avec des enfoncements.
CONTEXTE – Place Cornavin.
VALEUR – 3 étoiles. Laure n’a pas attribué plus d’étoiles à cause du côté sombre du tunnel dans un lieu de passage.

OBJET – Le grand format de lignes recouvertes de feuilles d’or – un grand labyrinthe.
CONTEXTE – Dans une salle richement décorée du Louvre à Paris.
VALEUR – 5 étoiles. Nicolas dit qu’il a attribué le maximum d’étoiles à cause de la pression sociale liée au prestige du Louvre.

OBJET – Un tableau avec plusieurs éléments, une guitare, une mandoline, des couleurs (rouge + bleu) marquées + l’espace.
CONTEXTE – Une usine où il y a des machines à coudre + les ouvrières qui les utilisent.
VALEUR – 1 étoile. Nadine dit qu’on ne va pas voir le tableau dans l’usine, qu’il y a trop de choses. Sally dit qu’elle avait pensé à l’usine pour mettre de l’art dans la vie d’un tel lieu.

OBJET – Guggenheim de Bilbao – un espace lumineux, majestueux, vaste, beau, moderne.
CONTEXTE – Dans une salle de bain.
VALEUR – 5 étoiles. Sally dit aimer la miniature, apprécier le merveilleux dans de l’eau chaude.

Durant cette activité, une participante a présenté l’exposition aux personnes qui ne l’avaient pas vue. Elle a notamment évoqué une œuvre faite d’un rouleau d’impression industrielle s’inscrivant dans une démarche « contre l’art élitiste ». Elle a ajouté : « Ce qui comptait pour eux était l’expression et non de faire quelque chose de joli ».

Faire varier le contexte, c’est faire varier la valeur. Cette réflexion de la sociologue Nathalie Heinich s’applique en résumé tant à l’expérience du violon dans le métro qu’aux objets de notre activité d’écriture. Elle fait également écho à la pratique du Mamco : le musée genevois, en exposant des productions des avant-gardes du vingtième siècle que leur créateur·rice·s ne destinaient pas forcément à des institutions culturelles, les lie à un nouveau contexte.

 

Présentation de la sociologue Nathalie Heinich ainsi que son livre:
Des valeurs, une approche sociologique, Edition Galimard (2017)
Afin d’introduire notre rencontre avec Nathalie Heinich à la mi-avril, nous avons fait une brève présentation de la sociologue ainsi que de son livre qui pose la question: Qu’est-ce qu’une valeur?

L’auteur propose une sociologie axiologique (sociologie des valeurs) basée sur une perspective empirique et inductive. Contrairement à la philosophie morale, qui prétend dire ce que seraient de « vraies » valeurs, la sociologie axiologique s’attache à ce que sont les valeurs pour les acteurs : comment ils évaluent, opinent, pétitionnent, expertisent ; comment ils attribuent de « la » valeur, en un premier sens par le prix, le jugement ou encore l’attachement. Nathalie Heinich montre ainsi que les valeurs ne sont ni des réalités ni des illusions, mais des représentations collectives cohérentes et agissantes.

Le terme « valeur » étant fortement polysémique, l’auteur dégage trois typologies de valeurs que nous avons présentées à nos participant·e·s afin d’essayer de comprendre sa démarche et d’engager une discussion: La valeur grandeur qui correspond plus à une appréciation « ce que valent les choses », la valeur objet qui renvoie à un objet, « ce que les gens valorisent » (la valeur accordée à l’objet peut être concrète ou abstraite) et la valeur principe qui s’attache aux principes et sous tend une évaluation de la part de l’acteur.
Nous avons ensuite regardé deux courts extraits vidéo d’un séminaire donné par Nathalie Heinich, en mars 2017, qui parle de ce sujet et « des valeurs principes » auxquelles elle s’est plus particulièrement intéressée dans son livre. Elle donne aussi une définition de « la valeur » qui nous aura permis d’amorcer la discussion avec le groupe.

« La valeur est la résultante de l’ensemble des opérations par lesquelles une qualité est affectée à un objet ».
Lien video ici (16:35′ à 20:30′ +23:30′ à 27:35′)

Les réflexions présentées par Nathalie Heinich demandent une grande attention et souvent une deuxième écoute afin d’en comprendre les fondements. Une participante a affirmé: « Il faut s’accrocher! » Une autre a dit: « Ce n’est pas évident! ».

Une personne s’est demandé à quoi cela servait de se questionner sur les valeurs, de passer tant de temps à étudier ce sujet. Elle a suggéré une piste: cela peut permettre aux individus de mieux se comprendre. Laure a souligné que le passage par la sociologie peut être utile pour comprendre certains phénomènes comme par exemple le multiculturalisme.

A propos des « valeurs principes », une participante a suggéré que les principes invoquées par une personne étaient souvent les mêmes, que dans sa tête on avait des valeurs assez figées. Nous lui avons demandé si les valeurs pouvaient évoluer. Elle a répondu que oui. Une personne a dit que les opérations d’attribution de valeur étaient presque inconscientes.

A propos de la valeur esthétique qu’évoque Nathalie Heinich à propos du domaine de l’art, une personne a dit qu’elle se sentait obligée de dire que le tableau de la Joconde est beau mais qu’en réalité elle ne sait pas si effectivement elle le trouve beau. Nicolas a fait écho à la pression sociale du contexte du Louvre évoquée lors de la première activité. Une personne a dit qu’elle ne se sentirait pas obligée d’attribuer cinq étoiles à cause de ce lieu.

 

Activité sur la pluralité des valeurs dans l’art à travers diverses images de tableaux
Nous avons ensuite quitté ce cadre plus théorique et proposé une activité ludique sur la pluralité des valeurs qui pourraient intervenir lorsque nous parlons d’œuvres d’art, au-delà du seul jugement de valeur du beau ou du laid. Les participant·e·s ont exprimé leur jugement de valeurs sur divers tableaux et ont partagé une réflexion commune sur quelles pourraient être les autres valeurs attribuées à ces œuvres.

Courant situationiste – JV Martin, Guy Debord, Michel Bernstein (1963)
Cette œuvre, produite par le courant situationiste (en référence à notre visite au Mamco) a confirmé le fait, pour nos participant·e·s, que la valeur centrale de ce courant était une valeur d’engagement politique et plutôt contestataire contre un certain pouvoir en place. Nous nous sommes aussi interrogé·e·s sur la valeur provocatrice de cette œuvre et l’impact que cela a sur le public car il s’agit bien d’un portrait du général Charles de Gaulle criblé de balles. Quel message serait véhiculé s’il s’agissait d’une personne inconnue?

 

Modigliani: « Nu sur un coussin rouge » (1918)
Cette photo a suscité des remarques sur des valeurs relevant du plaisir, de la liberté (du corps?), de l’esthétisme et d’une certaine forme d’érotisme. Nous avons ensuite parlé des valeurs techniques de ce tableau où la composition et les proportions tendent à la perfection. Comme il s’agit du tableau le plus cher vendu au monde (150 million d’euros), nous avons encore échangé sur la valeur marchande des œuvres en fonction de la notoriété de l’artiste. La valeur immorale de ce tableau (puisqu’il avait été considéré comme tel à l’époque) n’a pas été soulignée par les participant·e·s.

David Lachapelle: « Last supper », série de photos « Jesus is my homeboy » (2003)
Les valeurs communautaires et de rassemblement ont tout de suite été énoncées par le groupe ainsi que l’importance que revêt la religion dans nos sociétés. Une des participantes nous a dit qu’elle trouvait cette photo très intéressante et différente.

Nous avons ensuite échangé sur la valeur de détournement et de distanciation que peuvent véhiculer certaine œuvre d’art. Est-ce que cette photo de David Lachapelle peut-être considéré comme de la transgression ou au contraire comme de l’expérimentation ou même de l’humour? Le groupe était d’accord de dire que tout dépend de qui le regarde et de comment on le regarde.

Picasso: Guernica (1937)
Ce tableau de Picasso est celui qui a provoqué le plus de réactions et d’échanges d’idées au sein du groupe. Il a une grande valeur émotionnelle car il représente l’horreur de la guerre, la violence et la souffrance des hommes. Il dépasse le cadre historique dans lequel il a été réalisé. Des mots comme « irréel », « autre dimension de la réalité », « éclatement », « illusion » ont été prononcés par les participant·e·s. La dimension politique et d’engagement du peintre a été énoncée. Danielle a parlé du taureau présent dans la peinture et a dit que cela lui faisait penser à la corrida. Nous avons alors rebondit sur les travaux de Nathalie Heinich qui concernent la corrida. Elle explique que les valeurs qui sont véhiculées à travers ce spectacle sont difficilement conciliables (valeurs esthétiques et valeurs éthiques), autant pour ses partisans que pour ses détracteurs

Marc Rothko: sans titre (peint entre 1950 et 1957)
A la vue de cette photo, Danielle nous a tout de suite dit: »C’est magnifique, on a envie de plonger dedans! »
Les participant·e·s ont été touché·e·s par la beauté de ce tableau, sa simplicité et l’association des couleurs vives et chaudes. Cet œuvre opère, chez celui ou celle qui la regarde, une sorte de fascination, un appel à la méditation, à la profondeur, au calme. Il a quelque chose d’hypnotique. Au fil de la conversation, nous sommes tombé·e·s d’accord pour dire que ce tableau avait une valeur de spiritualité. Et c’est effectivement ce que recherchait Rothko à travers ses œuvres, atteindre une dimension spirituelle particulièrement sensible et faire participer le spectateur à une expérience mystique.

Bien que la technique semble de prime abord peu élaborée, les participantes ont relevé le fait qu’il serait intéressant de connaitre le parcours de vie de l’artiste ainsi que sa démarche. Une autre personne a ajouté que c’est bien de faire appel à un·e guide dans les musées pour donner des clés de compréhension de l’art contemporain.

Nous avons conclu notre activité en faisant le lien avec l’ouvrage de Nathalie Heinich qui a mis en exergue, à travers ses recherches, toute une série de valeurs liée à l’art et le patrimoine, comme celles que nous venions d’énoncer (valeurs esthétiques, valeurs citoyennes, valeurs mystiques, etc.). Avant de partir, chaque personne présente a pu choisir une ou deux photos et l’emporter chez elle afin d’avoir un souvenir de notre rencontre. Une des participantes nous a dit en emportant la photographie du tableau de Rothko: « Demain, je serai mystifiée! »

 

Perspectives
Cette rencontre nous a permis de nourrir certaines réflexions liées à notre parcours.

  • Deux participantes étaient présentes à ce rendez-vous. Au début de la rencontre, nous nous sommes questionnés sur les raisons de ce nombre restreint de personnes – en comparaison avec les sorties précédentes. Les vacances de Pâques ont été évoquées, de même que le travail de relance qui a été moins aisé à cause de cette pause. Pour la suite, nous prendrons en charge cette tâche en appelant les participant·e·s avant chaque rendez-vous.
  • Une autre raison pourrait être le contenu de la rencontre. Le programme de La Marmite ayant été présenté aux usager·ère·s de Cité seniors comme une série de sorties culturelles, un rendez-vous de préparation à une sortie a pu paraître moins attractif.
  • Pour pallier à ce nombre moins important de participant·e·s, nous avons dû adapter notre implication en tant que médiateur·rice et nous engager en tant que participant·e dans les activités que nous avions conçues. L’exercice d’écriture notamment fonctionnait par tirage au sort et nécessitait la participation d’un minimum de personnes. L’activité sur les photos aurait dû se passer en deux groupes afin de permettre ensuite un partage collectif.
  • Autre aspect pratique : la question des horaires. Il était indiqué dans le programme que les rendez-vous dureraient entre 1h30 et 2h. Une personne est venue après 1h30 chercher une participante alors que nous n’avions pas terminé nos activités. Après en avoir discuté avec Nadine de Cité Seniors, nous nous sommes rendu·e·s compte qu’il était pertinent de fixer des rencontres d’1h30 et de s’y tenir afin que les participant·e·s puissent s’organiser en fonction de cette contrainte.
  • Durant ce rendez-vous, nous avons pu mesurer par instant la peur de ne pas être à la hauteur des réflexions d’une sociologue à travers des remarques comme « Il faut s’accrocher ! » ou « Ce n’est pas évident ». Nous en avons discuté en amont et en aval de la rencontre : il nous semblait important de confronter les participant·e·s aux mots de Nathalie Heinich tout en mettant en place des activités plus ludiques (écriture, interprétation iconographique) qui faisaient écho à ces réflexions. Il nous semble que ce parti pris cadre avec les ambitions de La Marmite : croire en la capacité des acteur·rice·s de faire sens de propositions artistiques ou intellectuelles exigeantes tout en proposant des portes d’entrée diverses dans ces territoires.

Par Laure Gallegos et Nicolas Joray

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