La première rencontre du groupe Bataille a eu lieu le 20 février dans les locaux de Cité Seniors à Genève. Notre but était de se rencontrer en introduisant le thème de notre parcours : les valeurs. Nous avons conçu nos activités autour de deux axes : les valeurs de chacun et la valeur de l’art. Le rendez-vous s’est conclu en mouvement par une danse de l’utile et/ou de l’inutile.
Par Laure Gallegos (médiatrice culturelle) et Nicolas Joray (médiateur culturel)

Cinq participantes étaient présentes à cette introduction : Giovanna, Danielle, Hanifah, Regina et Sally. Elles nous ont dit être intéressées par les « sorties culturelles » rendues possibles par La Marmite et par l’aspect non contraignant du parcours. Nadine, travailleuse sociale de Cité Seniors, et Jonas, musicien accompagnant le groupe, ont également participé aux activités que nous proposions.

Georges Bataille pour commencer

Afin d’entamer ce parcours, il nous semblait important de commencer par évoquer le nom de notre groupe. Pour ce faire, nous avons lu aux participants deux extraits de La notion de dépense de Georges Bataille. Le premier, qui est le début de l’essai de l’intellectuel, nous paraissait introduire un questionnement fondamental : qu’est-ce qui a de la valeur ? Qu’est-ce qui est utile ?

« Chaque fois que le sens d’un débat dépend de la valeur fondamentale du mot utile, c’est-à-dire chaque fois qu’une question essentielle touchant la vie des sociétés humaines est abordée, quelles que soient les personnes qui interviennent et quelles que soient les opinions représentées, il est possible d’affirmer que le débat est nécessairement faussé et que la question fondamentale est éludée. Il n’existe en effet aucun moyen correct, étant donné l’ensemble plus ou moins divergent des conceptions actuelles, qui permette de définir ce qui est utile aux hommes. »

Sally, enseignante retraitée, nous a confié que la question de l’utilité des branches scolaires revenait régulièrement dans le cadre de l’école. Elle a donné l’exemple du latin. Cet extrait de Georges Bataille met effectivement en avant l’absence de consensus sur ce qui a de la valeur, sur ce qui est utile. C’est un point que nous voulions explorer lors de cette rencontre.

Dans le second extrait que nous avons lu, l’auteur distingue les dépenses productives des dépenses improductives. Les premières serviraient à la « conservation de la vie » et à la « continuation de l’activité productive ». Les secondes auraient comme but une perte « qui doit être la plus grande possible pour que l’activité prenne son véritable sens ». Georges Bataille évoque le luxe, les guerres, les cultes, les jeux, les spectacles et les arts. Les arts comme « dépenses improductives »: nous voulions également questionner la valeur de l’art dans la suite des activités.

Créer des échelles d’objets

L’activité suivante consistait à classer six objets sur une table en fonction de l’importance qu’ils avaient pour chaque personne. Ces échelles d’objets symbolisaient ainsi différentes échelles de valeurs. L’échelle était constituée de deux pôles : à gauche devaient se situer les objets ayant le moins de valeur et à droite, ceux ayant le plus de valeur selon les participant.e.s.

Voici les photographies des échelles créées, accompagnées de quelques réflexions des participant·e·s.

Hanifah – L’ordinateur coûte cher – elle souligne la valeur économique des objets. Le livre représente pour elle la connaissance. Elle place la photo de famille en dernier car y figurent des gens qu’elle ne connait pas (pas d’implication affective).

Sally – La photo de famille représente la valeur, l’importance de la famille, qui est selon elle le socle de notre société. Le livre nous enseigne quelque chose. La chiva (bus colombien) lui fait penser à la solidarité entre les communautés. L’ordinateur est quelque chose de moins personnel. Et l’argent est nécessaire mais n’est pas une valeur première.

Danielle – Des objets sont concentrés vers le + car ils ont pour elle la même importance. La photo de famille a une valeur commémorative, le souvenir est important. Le livre représente l’émancipation. La chiva signifie que la mobilité est indispensable pour les populations. L’ordinateur symbolise l’importance de la communication et il rapproche les gens même si cette communication (et surtout Internet) peut également créer des biais. L’argent est nécessaire pour vivre. Et la cuillère n’est pas nécessaire car on peut manger avec les doigts.

Regina – La chiva est importante pour elle car cela lui rappelle ses voyages en Colombie. Elle a eu l’occasion de monter dans ces bus. Elle nous explique aussi qu’une Colombienne lui a sauvé la vie à Genève lorsqu’une fois elle est restée enfermée sur un balcon. Cette femme est devenue depuis une amie. Des souvenirs personnels et des émotions émergent à travers cet objet.

Giovanna – Les livres sont à la base des connaissances, sont très importants pour la transmission. Les souvenirs de famille ont également de l’importance. Elle dit que malheureusement, les ordinateurs sont utiles et nécessaires aujourd’hui

Nadine – Selon elle, la famille est un socle de base dans la vie pour trouver son équilibre. La chiva représente la joie (avec ses couleurs chatoyantes), la solidarité. Cela la renvoie à des sensations. Et puis, l’objet en lui-même est artistique. L’ordinateur et le livre sont au même niveau car aujourd’hui ils ont la même importance dans l’acquisition des connaissances.

Jonas – La famille est très importante pour trouver son équilibre dans la vie. Le livre représente la connaissance. La chiva symbolise les voyages, les découvertes, l’être humain et les rencontres. L’ordinateur et l’argent sont nécessaires.

Des citations sur l’art

 Afin d’encourager nos échanges d’idées sur ce thème de l’utilité et/ou de l’inutilité de l’art, nous avons conçu une activité basée sur un florilège de citations. Nous les avons lues ensemble et essayer de déterminer si nous étions plus ou moins d’accord avec l’auteur. Nous avons pu, au fil de la conversation et des arguments de chacun.e, tirer certaines lignes fortes sur l’utilité des œuvres d’art (esthétique, marchande, sociale, etc.) et effectuer un classement collectif du « plus d’accord avec l’auteur » au « moins d’accord avec l’auteur ».

Voici une restitution de ce classement, du « plus d’accord » au « moins d’accord »:

  1. « Une œuvre d’art existe en tant que telle à partir du moment où elle est regardée ». Nicos Hadjinicolaou
  2. « Ce qui nous impressionne dans une œuvre d’art est bien rarement l’œuvre en elle-même, mais l’idée que les autres s’en font, et c’est pourquoi sa valeur commerciale subit d’énormes changements ». Gustave Le Bon

L’importance de la mise en perspective du regard du spectateur et de la valeur intrinsèque des œuvres a tout de suite été relevée par le groupe. Le spectateur (aguerri ou non) est déterminant en ce qui concerne l’attribution de « valeur » à une production artistique. Une participante nous a dit que regarder donne de la valeur. Une autre a ajouté qu’on pourrait dire la même chose à propos de la réalité.

Les participantes ont aussi évoqué le fait que les œuvres de Picasso ont été connues seulement quand il était âgé, et que Van Gogh n’a jamais connu le succès.

  1. « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. Robert Filiou

 Un parallèle culinaire a été fait pour cette citation. Et si nous disions « le sel est ce qui rend la cuisine plus intéressante que le sel »?

  1. « L’homme qui joue au jeu de l’art se mêle de ce qui le regarde avec le risque d’ouvrir une brèche sur ce qui ne le regarde pas ». Jean Cocteau

La question de l’engagement dans l’art a été soulevée grâce à cette citation. L’art est-il une brèche dans nos sociétés qui permettrait d’ouvrir de nouvelles perspectives ? Une participante a mentionné aussi la « brèche » de l’artiste qui exécute souvent son art grâce a un travail d’introspection.

  1. « Utiliser l’art pour faire du fric, c’est tuer l’art ». Henri Salvador

Lorsque nous avons lu cette citation pour la première fois, tout le monde a abondé dans le sens d’Henri Salvador. Nous avons alors abordé la valeur commerciale des œuvres d’art et de la nécessité pour les artistes de vivre de leur art.

Jonas a évoqué le fait que des intermédiaires se font parfois beaucoup d’argent grâce au marché de l’art. Les participantes ont pondéré la citation d’Henri Salvador en mentionnant le fait que tout dépendait des montants impliqués.

  1. « Le seul réel dans l’art, c’est l’art ». Paul Valéry
  2. « L’artiste est le créateur de belles choses. […] il n’y a pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout. […] Aucun artiste ne désire prouver quoi que ce soit. […] Tout art est complètement inutile. ». Oscar Wilde

Chorégraphie de l’utile et/ou de l’inutile

Afin de terminer cette rencontre par un jeu collectif et en mouvement, en regard du spectacle de danse Unitile de Foofwa d’Imobilité, nous avons créé ensemble notre chorégraphie de l’utile et/ou de l’inutile.

En cercle, chaque participant.e a choisi un geste du quotidien (utile ou inutile) et nous l’avons répété tous ensemble. Une fois les gestes de chacun.e mémorisés, nous avons pu les répéter dans un mouvement fluide et continu en essayant de se laisser porter par le rythme et l’énergie du groupe.

Ci-dessous, les mouvements exécutés :

  • Laure: pianoter sur un clavier
  • Hanifah: mouliner avec sa main droite pour lever les stores
  • Sally: tourner sa cuillère dans une tasse à café
  • Danielle: saluer un bras en l’air et secouer la main
  • Regina: ouvrir grand une fenêtre
  • Giovanna: ouvrir une porte et faire un pas en avant
  • Nadine: s’étirer
  • Jonas: jouer de l’accordéon
  • Nicolas: joindre ses deux mains sur sa joue gauche et dormir

Résumé et perspectives

En guise de conclusion, nous avons demandé à chaque participant.e de résumer notre rendez-vous en un ou quelques mots. Voici les mots évoqués :

  • Nicolas: les différentes valeurs
  • Laure: échange
  • Hanifah: la convivialité et la réflexion sur l’art en général
  • Danielle: art
  • Régina: une surprise positive
  • Giovanna: les différentes valeurs que nous avons donné à un même objet
  • Nadine: convivialité, subjectivité
  • Jonas: richesse, pluralité, faire connaissance

Quelques constats nous sont apparus lors de ce premier rendez-vous :

  • Les participant.e.s étaient moins nombreux que ce que nous avions imaginé. Nous n’avons cependant pas senti que cela a affecté la qualité et la richesse des échanges. Certaines participantes se connaissaient par ailleurs déjà – ce qui a pu faciliter l’émergence de cette convivialité que nous avons ressentie.
  • Nous avons constaté que le groupe était, de manière générale, très à l’aise et informé sur les questions liées à l’art. Certaines participantes ont mobilisé des exemples : les trajectoires de vie de Van Gogh ou Picasso notamment. Les expériences et les divers parcours de vie de nos participantes représentent une richesse qui amène beaucoup au groupe lors de nos divers échanges et à nous aussi en tant que médiateur.
  • Les obstacles à la participation aux sorties culturelles pourraient se situer ailleurs : par exemple dans la difficulté à trouver un.e accompagnant.e ou un véhicule pour se rendre au théâtre – ainsi que cela a été évoqué lors d’une discussion. En fin de rendez-vous, le groupe s’est organisé à travers une discussion informelle afin de résoudre ce problème.