RENCONTRE DU JEUDI 15 DECEMBRE : FORBIDDEN DI SPOGERSI DE PIERRE MEUNIER ET MARGUERITE BORDAT

Il est 18h ce froid jeudi de décembre, et les participantes du groupe Char entrent une à une dans le hall de la Comédie. Notre message sur notre groupe Whatsapp leur a laissé penser que nous nous retrouverions autour d’un verre à boire et de quelque chose à grignoter avant la pièce de théâtre qui commence à 19h… mais non, l’amuse-bouche annoncé n’est pas d’ordre culinaire !
Nous les invitons à rejoindre le studio Steiger, dont la scène est encore habillée de la scénographie de Lettre au Père de Kafka, qui y a été présenté quelques jours auparavant. Pour introduire la pièce de théâtre hors du commun à l’affiche de la Comédie ce soir-là, nous leur proposons une préparation du corps et des sens.
Fabrice Aragno sort, comme à son habitude, ses caméras et autres micros, prêt à capter.
Après une brève présentation d’Hélène Nicolas, dite Babouillec autiste sans paroles, et de son livre d’une poésie fulgurante, Algorithme éponyme, qui a inspiré la pièce Forbidden di spogersi, on s’assied en cercle sur la scène, on ferme les yeux, pour un moment de relaxation. De concert, les respirations ralentissent et se calment. On porte notre attention à chacun de nos sens, un à un. On imagine des images apparaître sur nos paupières, des goûts sur nos papilles. Il s’agit de mettre nos sens en alerte, en condition pour recevoir la pièce éminemment sensorielle de Pierre Meunier et Marguerite Bordat.
Place ensuite à un exercice d’improvisation, par petits groupes de 3 ou 4 personnes. Après la lectures de deux courts extraits d’Algorithme éponyme, chaque groupe se prépare à mettre en scène l’univers de ce texte avec des objets mis à leur disposition, mais sans parole. Les trois coups retentissent et sur scène, les participantes du groupe Char jouent avec le bric-à-brac récolté et donnent vie à des bouts de ficelle, des ballons gonflables, des spatules en bois ou un parapluie, avec assurance et créativité. En deux coups de cuillère à pot, elles créent un univers et prennent du plaisir à jouer.
Avant de prendre place dans la grande salle de la Comédie, on leur distribue la lettre au spectateur écrite par les metteurs en scène à propos de leur pièce, qui demande aux spectateurs de ne pas essayer de « comprendre » Forbidden di spogersi, mais leur propose plutôt de se laisser emmener dans un voyage sensible, un exercice de liberté, une occasion de rêverie personnelle.
« En fait, il faut qu’on débranche notre rationalité et qu’on regarde la pièce avec nos sens » conclut une participante en descendant vers la grande salle où va débuter la représentation d’une minute à l’autre.
Noir. D’immenses panneaux de plexi manipulés sans mot dire par quatre acteurs en blouse blanche. Ça bruite, ça frotte. De gigantesques barres de métal qui s’entrechoquent. Une guitare qui larsen. Une mèche de perceuse de 8 mètres posée sur la tempe. Ça ferraille. PAN !!! Noir. Panne technique on dirait, et puis ça fume et ça sent le roussi. De rares paroles sont prononcées – on reconnait le texte de Babouillec. Les tableaux se succèdent dans une beauté plastique où la matière efface les manipulateurs. Des lettres apparaissent et disparaissent dans des bulles bleues qui donnent une étrange maladie – peut-être contagieuse ? – et dansent sur le ventre des acteurs…
On se laisse emporter, ou pas… Derrière nous, quelques spectateurs ricanent et commentent ironiquement ce qui se passe sur scène. L’expérience théâtrale est propre à chacun. Est-ce que ces voisins un peu bruyants auraient vécu une expérience différente si on les avait invités à notre rencontre d’avant-spectacle? Certaines participantes nous disent que la rencontre préalable les a aidées à rentrer dans le début du spectacle, muet pendant une trentaine de minutes.
A l’issue du spectacle, on s’avance pour une rencontre en bord de scène. Pierre Meunier paraît très ému et prend un peu de temps à sortir du monde qu’il vient de créer sur scène avec ses complices. Babouillec, un peu en retrait, à côté de sa maman, attrape des lettres plastifiées dans des petites cases et les posent devant elle. C’est comme cela qu’elle a écrit tous ses textes et qu’elle communique avec le monde. Il est question de la rencontre de Pierre Meunier avec Babouillec, du choc qu’il a eu en lisant Algorithme éponyme, et de la manière dont ils ont travaillé sur la création de la pièce. Plusieurs membres du groupe Char posent des questions et partagent leur joie et leurs impressions du spectacle.
« Est-que Babouillec vous a donné des conseils pour la mise en scène de la pièce ? »
« J’étais assise derrière Hélène pendant la pièce et j’ai été très touchée d’observer ses réactions ».
La mère d’Hélène Nicolas participe elle aussi à la discussion, elle raconte sa fille et son histoire et lit les mots composés par Hélène, à qui l’on avait dit à l’âge de 14 ans, qu’elle ne progresserait plus. Elle est désormais poète. « Tout était déjà là » explique sa mère. « Il fallait juste qu’on trouve un moyen de communication. »
« C’est mon côté punk » rétorque Hélène Nicolas, en réponse à une discussion entre les metteurs en scène et le public.
Fabrice Aragno filme. Lui aussi semble happé par les mains de Babouillec sur ses lettres plastifiées.
Quelques membres du groupe restent ensuite encore boire un verre au foyer, afin de partager plus intimement nos impressions. D’autres s’éclipsent, peut-être pour libérer une babysitter, par fatigue, peut-être aussi parce qu’un peu trop désarçonnées par cette expérience théâtrale très particulière… On se rend compte qu’on a peut-être oublié de rappeler qu’on a bien le droit de ne pas aimer une pièce! On en reparlera lors de notre prochaine rencontre…

Florence Savioz & Iris Meierhans