Création collaborative : Où il est question de ciboulette, de tablettes et de dialogues végétaux

Présents sur les 3 rencontres de création collaborative (juin 2021) :

Zara (2 fois), Mouna (1 fois), Teka (3 fois), Grace (3 fois), Nadia (2 fois), Sarah (2 fois). Thierry, Jean-Daniel, Émilie, Danièle (3 fois)

 

Création collaborative

De manière toujours renouvelée, les artistes partenaires de La Marmite abordent la notion de « création collaborative » avec les participant·es du groupe.

Dans notre cas, le fil conducteur ayant été l’expérimentation et la connaissance de la forêt, à travers une approche sonore principalement, la création s’oriente naturellement vers une production sonore. Dans ce parcours un peu particulier – de par la taille « volontairement » réduite du groupe, du calendrier allongé et mis en veille pour (pour des raisons sanitaires), de par la collaboration exceptionnelle de La Manufacture et de l’HEMU pour une recherche scientifique sur la médiation –, nous bénéficions de la présence de deux artistes en plus de la chercheuse et de la médiatrice, pour 5 participant·es uniquement.

Deux artistes :

  • Un musicien, chef d’orchestre, formateur à l’HEMU, qui nous a souvent accueilli dans les locaux de son institution, et auquel le regard sur la médiation, teinté d’une origine sociale ouvrière dans la région de Dijon, donne une dimension quasi-militante dans un univers musical très orienté sur la virtuosité, la maitrise technique et le culte de l’excellence.
  • Un metteur en scène trentenaire, helvético-belge grandi dans la campagne française, militant par conviction, actif notamment dans les milieux du droit au logement, formé dans une approche contemporaine de la collaboration et de la transversalité, pour qui la rencontre dans le monde réel nourrit le potentiel de la fiction.

Deux approches, deux disciplines, un façonnage progressif de l’objet commun, dont le scénario se révèle en fin de balade à l’Arboretum : nous allons créer ensemble une ballade sonore, à l’image de nos promenades, ponctuées de pauses en écoutant de la musique (1ère rencontre), les bruits de la nuit (proposition théâtrale de Furlan et Ribeaupierre) ou les explications de notre guide Marianne (visite de l’Arboretum). Une approche par les sons nourrit à la fois les émotions, l’imagination, la sensorialité ou la mémoire, et permet d’intégrer les séquences dans une structure globale.

 

Plages imbriquées

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Jean-Daniel Piguet, metteur en scène, aime travailler à partir de rencontres individuelles qui prennent le temps. Il propose donc une rencontre à chaque participant et participante, d’une heure environ, dans les locaux de Lire et Écrire, dans la mesure du possible. Ce lieu est celui qui relie les participants, et permet un tressage de parole individuelle, d’appartenance et d’imaginaire. Il demande à Danièle, relais de l’association, s’il y a des plantes, là-bas, et si on peut les déplacer. De là une idée saugrenue et délicieuse : proposer à chaque participant de choisir une plante et la « faire parler en JE», c’est-à-dire se décentrer pour imaginer ce qu’elle peut sentir, penser, se souvenir ou nous dire. De ces entretiens, Jean-Daniel extrait ensuite des parties qu’il monte avec des plages musicales que les participants ont précédemment choisies, par exemple les musiques qui accompagnaient notre pique-nique « oreilles et bouche » (carnet de bord du 18 juin 2021).

Lors de notre deuxième et troisième rencontre de création, il fait entendre ce montage au groupe, avec un dispositif spatial.

Dans le premier cas, le locuteur ou la locutrice que nous écoutons prend à ses côtés l’enceinte portable, comme si la voix émanait de son corps. Une participante nous prévient avant cet instant que c’est touchant pour elle de s’entendre enregistrée, qu’elle ne reconnaît pas sa voix, que c’est une épreuve de s’entendre, qui plus est avec nous autour. Le groupe accueille cette appréhension et nous écoutons sa voix mêlée au violoncelle, elle y parle justement des émotions. L’autre participante possède dans la tonalité et les accentuations de sa voix une texture qui résonne étrangement avec le violon oriental qu’elle avait choisi d’écouter. Le résultat est troublant à entendre et très réussi, grâce à montage qui mêle le phrasé parlé et la grâce du rythme des phrases musicales. Un montage qui sublime les paroles en quelque sorte.

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Est-ce ce qu’apporte l’artiste dans une création collaborative ? Une disponibilité, une maïeutique, un emballage, un dispositif pédagogique, une belle présentation, un raffinement ou une distillation des paroles entendues ?

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La fois suivante, les enceintes portatives sont mises dans les plantes elles-mêmes, comme si elles parlaient. Une menthe qui n’a pas la place à cause de son voisin basilic, une ciboulette menacée par l’homme, un yucca décoratif privé de forêt, nous entendons à quel point les plantes peuvent nous parler d’oppression. Effets de discours antispécistes ou paroles détournées pour dire la perte ou le manque de place ?

Si nous ne savons pas sous quelle forme pourrait avoir lieu la restitution de notre parcours, un simple enregistrement audio, une performance sonore, une déambulation à travers les enregistrements, ces dispositifs sont autant de pistes de présentation.

 

« Musiquons » ensemble !

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Pour Thierry Weber, musicien, chef d’orchestre et pédagogue, l’idée est un peu différente. Il propose un outil, utilisé en formation et en médiation musicale dans les écoles : une tablette numérique qui permet, grâce au logiciel Fonofone (Fonofone.org disponible sur AppStore), de manipuler des extraits sonores (musiques, bruits, sons de la natures, voix humaines ou plus tard les extraits sonores de notre propre parcours).

Cet outil, à la manipulation censée être intuitive, permet à chacun·e de créer des sons, prendre place dans une production collective, écouter les silences, guider les autres ou être guidé, choisir le volume ou la texture de ce qui est proposé à entendre. Faire de la musique une activité, et du son le moyen de s’inscrire dans un collectif, de prendre ou laisser la place, de créer : n’est-ce pas là ce que Christopher Small entend par le néologisme « MUSIQUER » (Small, C., (1998), Musiquer, Éditions Philharmoniques Paris) ? Le logiciel (exclusif sur les produits de la marque à la pomme) permettra-t-il de dépasser les limites de la longue phase d’apprentissage technique d’un instrument par exemple, pour rapidement accéder à un « jouer ensemble » ? Tel est le pari.

Premier rendez-vous : Découverte de l’outil 

Le premier rendez-vous est consacré à la découverte des tablettes. Nous nous équipons chacune et chacun de tablettes et de casques. Considérant que l’apprentissage peut se faire par la manipulation, en calquant ce qui se fait avec les enfants en classe, il nous est proposé : 15 minutes de pure expérimentation en découverte, rien n’est interdit, rien n’est attendu, juste découvrir.

Si certains visitent, ouvrent des onglets, naviguent dans les menus déroulants, visitent les bureaux, écoutent, repassent, modifient et enregistrent même des sons, quitte à ne plus retrouver les chemins empruntés, d’autres se retrouvent plus perdus face à une consigne si inhabituellement ouverte. Ils répètent alors le même chemin, aller-retour et encore une fois, ou écoutent, religieusement et dans l’ordre, les sons proposés. A quoi cela tient-il d’oser ? De se sentir libre d’essayer ? A une familiarité avec l’apprentissage en général, avec le rapport à l’arborescence informatique, avec l’écrit, avec un sentiment de légitimité qui permet l’exploration ?

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Plus tard j’entendrai que le modèle d’appropriation observé chez les plus jeunes, que l’on peut qualifier peut-être à tort de « digital natives » est le suivant : 5 minutes de concentration intense, 5 minutes où les visages s’animent et les rires fusent, 5 minutes où chacun·e prend à partie son voisin ou sa voisine pour lui montrer les découvertes. Nous restons plus lents et plus sages, après 15 minutes nous commençons à peine à échanger.

Nous partageons ensuite les fonctions principales : trouver un morceau (dans des listes appelées « sons humains », « sons de la nature » ou autres « bruits courts »), l’écouter à l’endroit ou à l’envers, choisir une séquence de ce son, le ralentir/rendre plus grave ou l’accélérer/rendre plus aigu, jouer avec le volume. Une masse d’informations et de manipulations.

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Ensuite, nous commençons à jouer ensemble : différentes personnes peuvent successivement prendre une posture de chef d’orchestre pour « déclencher » les sons chez la personne visée. Beaucoup de choses sont en jeu : assumer la connexion par le regard, la direction, le silence, comprendre les intentions sans pouvoir verbalement vérifier, assurer la manipulation technique récemment apprise.

La pause nous offre un moment bienvenu : tandis que l’orage se déchaine dehors, nous dégustons les abricots suisses épargnés par le gel de printemps et de délicieux gâteaux à l’eau de rose apportés par une participante.

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Ensuite, nous jouons à créer un orage, à partir de 3 sons choisis pour tous. Chaque chef d’orchestre doit donc indiquer par des gestes et des regards : qui doit jouer, quel son, à quel volume, et quand l’arrêter. Pour certains et surtout certaines participantes, c’est difficile de décider pour tout le monde et assumer le guidage. D’autres guident avec précision et patience, d’autres avec fluidité et intuition, d’autres dans une joie libre…

Enfin, Jean-Daniel nous présente Ciboulette, une petite plante qu’a fait parler un participant la veille, présente avec nous en racines et en tiges. Nous inventons sa vie en 4 parties schématiquement illustrées sur le tableau blanc : sa naissance et croissance en forêt, ses graines disséminées dans une tempête, la germination dans la terre humide, et la récolte par un humain.

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Par deux, nous prenons en charge un des 4 tableaux, et nous « racontons » sa vie à partir des sons choisis et assemblés. Moment d’écoute et surtout de manipulation de l’outil plus ou moins assurée.

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Nous nous quittons avec le cerveau et les oreilles fatiguées mais félicités de tout cet apprentissage, concentré en quelques heures.

 

Deuxième rendez-vous : improviser ensemble

Le deuxième rendez-vous nous ramène dans la salle familière et plus intimiste de l’HEMU où nous avions vu le film Pompoko, dont le DVD a circulé entre les participant·es absent·es à la projection.

Nous avons cette fois la joie de découvrir un nouveau dossier où sont présentés une vingtaine de sons de notre parcours : messages vocaux, enregistrements, réactions, parties de dialogues, sons choisis pour représenter « chez nous » ou « la forêt », et bien sûr extraits de musiques : une sélection de la précieuse mémoire de notre vécu !

Pour la découvrir, nous œuvrons à affiner les transitions entre les morceaux. Chacun·e va attendre que le morceau précédent soit terminé avant de monter le volume de son extrait. Ceci laisse le temps pour chaque chose, et à chaque chose son temps, nous éloignant progressivement du stress inhérent à l’outil peu maitrisé. C’est simple, calme. Et émouvant d’entendre les voix des unes, les musiques des autres.

Nous jouons ensuite collectivement à partir de tous ces extraits, avec des moments de cacophonie, de reprise, de tissage, de silence. Une poésie de l’instant.

La pause nous permet de goûter à la délicieuse pizza de Nadia, tandis qu’une fois de plus l’orage s’abat sur le Flon. 

La fin de notre rendez-vous nous permet d’échanger sur la forme de la restitution : si une participante aimerait garder cette expérience pour le groupe, les autres préfèrent l’offrir à un public, ou des témoins, composé de proches, d’invités, de collègues…

Pour moi, la médiatrice, l’idée est d’ouvrir et donner à voir et entendre ce que le groupe a vécu et pensé, conformément aux intentions des vernissages de La Marmite.

Pour un artiste, il est important d’éviter la dimension trop spectaculaire, qui laisse les spectateurs passifs et impose une forme de « performance » des participant·es… Or les lieux à l’HEMU sont bien de cet ordre-là : scène séparée du public. Le lieu de l’association serait-il mieux choisi ? Par exemple au moment de la fête de Noël ? Le journal parfois créé par l’association pour rendre compte de leurs activités serait-il un support pertinent ? Utiliserait-on les photos ou vidéos de nos sorties dans une exposition qui complèterait les sons ?

Les avis divergent encore, les idées fourmillent…

C’est sous la pluie battante que nous regagnons nos pénates.

 

Troisième rendez-vous : nouveau commencement ou début de lassitude?

Nous avons au dernier moment un problème de salle à l’HEMU, qui commence les vacances académiques. Nous trouvons par message une solution de repli dans les locaux de Lire et Écrire, fief des participant·es.

Deux participants sont là pour la troisième fois, une autre est partie à l’étranger, tandis qu’une autre découvre les tablettes pour la première fois. La chercheuse est absente et la médiatrice arrive en retard. Cette modification du groupe oblige à redéfinir les intentions de la séance : alors que nous pensions « fixer » ou enregistrer une mouture de nos improvisations, la maitrise de l’outil est encore trop coûteuse et inégale pour pouvoir jouer.

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Nous reprenons les outils principaux, que certains connaissent déjà, d’autres s’approprient vite ou pas, ou d’autres encore se voient toujours aussi perdus. Plusieurs tablettes tombent en panne inexplicablement, et les enceintes se connectent difficilement : limites de notre souveraineté sur un outil pas vraiment low-tech. Nous recomposons ensuite un orage, avec des jeux brefs de chef d’orchestre. Puis nous jouons et parlant ensuite de ce qui « marche » ou pas, dans une improvisation : alternance de foisonnement ou silences, réponses, contrastes, reprises, ennui parfois, tout fait sens.

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Thierry ajoute aux pistes déjà connues l’introduction de Debussy, composée à partir d’un poème de Mallarmé, à la pièce « L’après-midi d’un faune », nom de notre groupe, comme une paisible nappe de flûte grave et harmonieuse qui habite les silences parfois, comme une toile de fond.

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Si la pause nous permet de goûter une délicieuse salade de fruits exotiques, des beignets et un jus de gingembre concentré offerts pour le dernier cours par une apprenante de Lire et Écrire, la fatigue de cette fin d’année se fait sentir et plusieurs participantes partent dès l’horaire terminé, en plein enregistrement que nous interrompons alors.

 

Collaboratif, oui, mais comment ? 

Les réactions des participant·es questionnent le dispositif. Une participante regrette à la pause de ne pas avoir de nouvelles sorties, que le groupe s’achemine déjà vers la fin de son existence. Elle relève la sortie à l’Arboretum comme un grand moment, où la convivialité rimait avec l’apprentissage. Elle propose de refaire une sortie culinaire au bord du lac, pour que la participante qui n’a pas pu le vivre en bénéficie, et cette fois on pourrait inviter les enfants… Quel sens fait une restitution pour les participant·es ? Ne doit-elle pas arriver quand le besoin s’en fait sentir plutôt que selon un calendrier prédéterminé ?

Pour l’un des artistes, qui a déjà vécu un parcours de La Marmite, le temps imparti pour la création est souvent trop court après le temps de construction du groupe et de réception des œuvres. On ne peut pas nouer la gerbe en trois séances. D’où une flexibilité d’aménagement sur des rendez-vous en individuel, ou seulement avec les personnes motivées. L’intégralité du groupe se doit-elle de participer ? Et dans ce projet précis, avec si peu de monde ?

 

Cela questionne aussi la conception de cette création collaborative :

Si elle est pensée comme une construction évolutive, une séquence, alors elle implique une assiduité de toutes et tous sur toute la durée, ce que la participation volontaire et adulte ne permet pas toujours, surtout sur un calendrier si rapproché, en fin d’année, avec beaucoup de contingences externes (voyages planifiés, enfants, cérémonies).

Si elle est dessinée par un ou plusieurs artistes à partir des matériaux des participant·es, peut-on dire qu’elle soit vraiment « collaborative » ? Les participant·es ne doivent-ils·elles pas « toucher » à ce processus de création et traverser son façonnement, ses incertitudes, voire contribuer directement à son résultat ? 

Si elle est un montage ou une succession de « traces » prises au fil du parcours (photos, témoignages, enregistrements, productions diverses) peut-on dire que ce soit une création, qui plus est cohérente avec sa forme propre ? Un compte rendu de projet équivaut-il à une création collaborative ?

C’est emplis de ces questions que nous nous quittons pour l’été, en points de suspension, avec des rendez-vous à organiser à la rentrée. Le calendrier prend déjà forme :

  • Un concert commenté de l’Apprenti Sorcier, à l’HEMU le 6 octobre (œuvre raccord avec notre thème de « l’expérimentation scientifique » que nous avons surtout entendu jusqu’alors au sens phénoménologique d’expérimenter/éprouver).
  • La création de Jean-Daniel en novembre à l’Arsenic, soit deux sorties à partager avec le groupe,
  • Quelques rendez-vous à prévoir pour reprendre en main les outils et définir la forme finale (avec le risque d’effet « réchauffé » de reprendre nos sons, les tablettes, comme une énième et ennuyeuse répétition), et finalement notre restitution.

Aléas du travail en projet, où le réel influe sur la conduite planifiée… 

En attendant, c’est l’été ! Youpie !

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