45 minutes d'attente au Centre d'art de Neuchâtel

Pour la deuxième sortie du parcours, on se rend au Centre d'art de Neuchâtel dans la petite rue des Moulins. Première expérience pour la plupart d'entre nous : l'entrée est discrète, puis c'est un couloir assez sombre, dénudé, qui nous mène à un escalier dont on ne voit pas le bout. Les pas de certaines sont incertains, on se jette des regards, le premier contact avec le Centre déconcerte. On est une bonne quinzaine et je me réjouis du grand nombre d'intéressées. Plusieurs femmes, comme moi, sortent un carnet de leur sac une fois les manteaux déposés.

On aura découvert ensemble les quatre espaces d'exposition, chacun temple d'un·e artiste et d'une proposition particulière. On aura parlé aussi de l'installation à peine perceptible de Barbezat-Villetard dans le couloir qui réunit les espaces. Mais la première salle qu'on aura découverte restera pour toutes, je pense, le climax de cette expérience : on y passera 45 minutes, une heure presque, à attendre et à parler.

Cette salle, c'est l'œuvre de Caroline Bourrit, Charge fantôme. Une pièce et quatre bancs entièrement blancs. Il est difficile de dire ce qui, des équipements qu'on aperçoit au plafond, fait partie de l'œuvre ou simplement du Centre. Si on jetait un œil au fascicule, oui, on trouverait des réponses, mais là, ce qui compte, c'est de découvrir par soi-même. Défi. Quinze femmes dans une pièce blanche, assises sur des bancs ou par terre, avec pour seul indice le titre de l'œuvre : que peut-on reconstituer de l'intention de l'artiste ? Que peut-on comprendre de l'œuvre sans passer d'abord par le texte ?

J'ouvre très simplement : jetons chacune au centre du cercle ce qui nous passe par la tête. Impressions, évocations, émotions…

Il y a d'abord la couleur : ce blanc clinique. La lumière blanche elle aussi devient agressive à rebondir sur tant de blanc, elle est froide, peu accueillante. Une femme en profite pour évoquer la peur qu'elle a ressentie dans l'escalier de l'entrée : cet escalier non plus n'est pas très accueillant. Une autre souligne l'odeur fraîche de peinture industrielle qui lui donne mal à la tête. On se demande ce qui fait partie de l'œuvre : les haut-parleurs en haut des murs peut-être ? Et les crochets au plafond, mais il faudrait voir dans les autres salles s'ils sont là également. Et puis les bancs, bien sûr : le banc, on est toutes d'accord, c'est un symbole de l'attente. Une femme évoque la tristesse qu'elle ressent : ces bancs dans cette pièce vide, ça lui fait penser à tous ceux qui sont seuls. C'est un lieu de solitude, cette œuvre, et on est vraiment dedans. Aucune installation autour de laquelle on pourrait tourner et qui nous permettrait de dire qu'on est devant l'œuvre. Non, on est dans cette pièce comme dans un ventre. Une femme attire notre attention sur le bruit léger, comme un grésillement : pour l'une, c'est très inquiétant, pour l'autre stressant, une femme mentionne l'image d'un gargouillis, et ça nous fait penser aux canalisations qui se trouvent derrière les murs blancs.

Le blanc appelle le noir : le bruit nous fait voir par les oreilles au-delà du blanc, il porte au centre de la pièce les entrailles des murs. Pour une autre femme, ces bruits sont plutôt rassurants : c'est toujours mieux que le silence. Mais maintenant qu'on a mis sur ces bruits l'image des canalisations et de ce qui pourrait y grouiller, ils changent un peu de visage : ils deviennent inquiétants, on s'attend à… on s'attend à ce qu'il se passe quelque chose, mais quoi ? On cherche les détails, on regarde partout, on tend l'oreille : il devrait se passer quelque chose, non ? Le noir des bruits c'est aussi le noir de la peur, la peur qui accompagne l'attente qui ne sait pas à quoi s'attendre.

On en parle, de cette attente : est-ce que toutes les attentes génèrent de la peur ? Non, c'est vrai que quand l'attente a du sens, quand on sait ce qu'on attend, on peut se préparer, on est pro-actif. Mais quand on ne sait rien, quand c'est une attente sans nom, quand l'attente est une pure inconnue, alors oui, ça fait peur, on reste immobilisés, on ne sait pas quoi faire.

On reparle du titre, Charge fantôme. On essaie de le comprendre ensemble, le mot charge qui est si vite associé au bruit, ce grésillement électrique d'appareils qui fonctionnent dans le noir, et le mot fantôme, ce qu'on ne voit pas, qui reste imperceptible ou presque, qu'on cherche partout, qui se cache dans les moindres détails, et qui inquiète d'autant plus qu'on ne peut pas le saisir.

Noémie en profite pour nous parler de son rapport aux titres, en tant qu'artiste. Un titre ce n'est jamais anodin, pour sa part elle aime beaucoup jouer avec des citations littéraires. Et puis elle pose une question, cruciale : pour vous, est-ce que c'est de l'art ? C'est vrai que l'art contemporain, parfois, peut avoir mauvaise presse : où est l'œuvre, où est le travail, où est la technique ? Les femmes sont unanimes, pourtant : bien sûr que c'est de l'art, on ressent tellement de choses, on est prises à attendre, et on médite sur l'attente, on trouve des fantômes qui grouillent dans le noir au revers du blanc - on vit une palette d'émotions et on vit une méditation profonde, toutes ensemble.

Défi relevé : sans aucune préparation, sans aucun texte préalable, les quinze femmes du parcours Georges Seurat ont exploré l'œuvre et verbalisé tout ce que l'artiste a pu vouloir y mettre. Il a suffit d'entrer, de ressentir, d'explorer, d'échanger, de verbaliser, de se renvoyer la balle. Magnifique moment.

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