Retour sur la rencontre avec C. Larrère
Cinquième rencontre
Les excès et la logique
Réunion après la rencontre avec Catherine Larrère
Cette soirée est douce. Nous avons rendez-vous au Foyer du Théâtre. Ce soir il y a du monde car une répétition est ouverte au public. Cela met tout le monde à l’aise. Grâce à l’ouverture du bar nous avons droit à un accueil. Mathieu vient remplacer Alice qui a déménagé dans le nord-ouest de la France. C’est donc un air de fête qui accompagne cette soirée durant laquelle les langues se délient de plus en plus.
Frat est originaire du nord-est de la Turquie. C’est un ingénieur. Il a sillonné le monde pour le compte de multinationales et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé à Genève, rejoint plus tard par sa famille
Sa vision du commerce est enrichie de ces différentes expériences. De l’Ukraine par exemple, il retient le souvenir d’un pays où les gens semblaient vivre heureux.
Extrait de conversation :
- Pourquoi tu ne travailles pas ?
- Une bière, ça suffit.
- Et pourquoi tu n’essaies pas de monter ta propre entreprise ?
- Corruption.
Il en a vu tenter d’émigrer au Canada, puis ils revenaient : « parce que la vie en Ukraine est plus paisible ». Frat apprécie la créativité et l’inventivité des commerçants. Il en veut pour preuve un petit objet ramené du Brésil. En forme de carte de crédit, facile à glisser dans le porte-monnaie, il s’agit en réalité d’une loupe munie d’une petite lampe. Original !
Odette s’est récemment rendue à Haïti. Sans y penser, elle avait fait une teinture avant de partir, une teinture qui tirait sur le roux. Là-bas on lui a dit : « C’est drôle ta couleur ». Odette n’a pas tout de suite compris. « Ici, beaucoup d’enfants n’ont pas assez à manger : Quand le noir vire au roux, c’est pas bon signe. »
Odette est notre doyenne. La silhouette menue, elle est à la fois drôle et curieuse. Elle sait faire la part des choses, mais ne manque jamais d’exprimer son point de vue. Un point de vue dont la chute se compose souvent de points d’interrogation.
« C’est le commerce qui a poussé à découvrir le monde. Comment cela a-t-il pu tourner aussi mal ? »
Il y aurait donc tout de même une différence fondamentale entre pauvreté et misère. On peut accepter l’idée que, résignés, les Ukrainiens préfèrent la vie pauvre mais paisible de leur patrie au rythme effréné des grandes cités. Impossible par contre de tolérer que plus de 20 millions de jeunes enfants soient atteints de malnutrition sévère. (Chiffre OMS, 2018)
« Le commerce est nécessaire, c’est un travail. C’est seulement un problème d’équilibre. » (Frat)
« Le modèle du self-made-man laisse entendre aux pauvres que tout le monde peut y arriver, qu’il suffit de le vouloir. Cela conduit souvent les gens à voter contre leurs propres intérêts. » (Cathy)
« Moi j’essaie de ne pas avoir de soucis : pas de regrets ! » (Juan Carlos)
« A force de nuancer, on finit par perdre le besoin de se mobiliser. Faut-il vraiment se réduire à limiter les excès du commerce ou interroger sa logique profonde ? » (Eric)
La frontière entre commerce et capitalisme est flottante. Faut-il interroger la logique du capitalisme ou celle du commerce ? En même temps le capitalisme est le modèle qui régule les échanges actuellement. On décide donc de laisser cette frontière poreuse.
Par moment nous avons vraiment l’impression de tourner en rond. Le découragement nous guette, il faut dire qu’en fin de soirée nous sommes souvent fatigués.
Maintenant que je relis nos échanges, je me rends compte au contraire que nous avons taillé dans la dentelle, aiguisé nos arguments, défini nos limites. Ne reste plus qu’à parvenir à exprimer ce vers quoi l’on souhaite tendre ?
La création partagée sera l’occasion d’aller creuser ce que chacun a reçu de ces échanges. Ce qui est certain, c’est que l’on peut questionner le modèle, mais l’on ne peut pas remettre en question le commerce. Le commerce est échange humain. On peut souhaiter que cet échange soit non violent, qu’il soit local, matériel même (vs dématérialisé – informatique – inhumain). Mais on peut difficilement souhaiter qu’il disparaisse.