Une professeure de psychologie sociale à RECIF - Rencontre avec Tania Zittoun
Le rendez-vous est fixé à 17h30. J’arrive en avance pour préparer la salle. Lucie et Claudia sont déjà là, on arrange les tables et on fait chauffer de l’eau pour les thés. D’autres femmes arrivent entre-temps, parmi elles Tania Zittoun, l’invitée du soir, qui salue et dépose ses affaires. La salle est prête, dix femmes sont là, les thés sont chauds. Certaines femmes s’étonnent en me voyant ouvrir le bal : n’attend-on pas l’invitée ?
Elle est déjà là, parmi nous, elle est arrivée tout simplement : Tania Zittoun, dès le premier instant, a su établir cette relation horizontale avec les femmes, si bien qu’on la prenait pour l’une d’entre nous. La conversation va suivre une règle toute simple : j’invite chaque femme à nous raconter un souvenir du parcours, et Tania Zittoun rebondira en ajoutant ici et là quelques mots et quelques lumières tirées de ses recherches en psychologie sociale. Elle s’intéresse à l’expérience culturelle, la danse de la mémoire et de l’imagination, la perception des temps et des lieux quand on s’apprête à aller vivre quelque chose, et comment la fiction nous tire les émotions, les secoue, les lessive, les organise, et nous les rend toutes nouvelles et apaisées.
Claudia ouvre le bal, elle souligne l’importance des œuvres sans parole qui ont rythmé notre programmation : tout le monde peut suivre, s’immerger toute entière dans l’œuvre. Elle se souvient du rire contagieux de Lyudmyla quand on est allée voir Les lumières de la ville de Charlie Chaplin. Ça fait tellement du bien d’être ensemble…
Razija nous raconte comment elle a ressenti toute l’angoisse de la scène de La Tortue Rouge, quand le petit garçon tombe des rochers au fond du trou rempli par la mer. Elle a trois fils et en tant que mère, on a toujours peur de ce qui peut arriver à nos enfants. Ça l’a particulièrement touchée, d’ailleurs, de suivre cette famille vivre seule sur une île.
Le 23 décembre 2022, Meryem allait au cinéma pour la première fois : Chaplin accompagné d’un orchestre vivant, une magnifique première expérience. Elle a aimé la grandeur des lieux, le confort des fauteuils, et c’était génial d’être toutes ensemble concentrées sur la même chose. Elle se souvient aussi du tableau contemplé au MAHN, où les Zéphyrs du soir flottent dans une clairière au milieu d’une forêt. Elle s’est étonnée de la nudité des personnages, mais ce n’est pas vraiment des personnes réalistes, comme vous et moi, c’est des êtres imaginaires, et la nudité, c’est leur signe distinctif.
Pour Sakineh, c’était une expérience intéressante aussi : au premier coup d’œil, d’un peu loin, elle avait vu des femmes plutôt que des hommes, et en découvrant que ce sont bien des hommes, elle a ri en disant : « Il existe aussi un paradis pour les femmes ! » Elle a aimé cette atmosphère très calme, chaque personnage semble méditer dans son propre monde. Ce jour-là, un autre tableau a beaucoup plu au groupe : des moutons en pâturage sur les flancs d’une montagne, avec un beau ciel et une lumière douce. Meryem y voit son enfance en Turquie, son père avait un troupeau de moutons et il montait sur la montagne en été lui aussi, elle se rappelle sa mère qui faisait le fromage, son père qui tondait la laine.
Marharyta nous présente le dessin qu’elle a réalisé d’après Dimanche, le spectacle du 30 octobre 2022. Elle a dessiné une femme devant une cloche en verre : ça représente l’homme qui prend la nature pour une image (sous la cloche), la barrière noire autour de la femme, c’est la technologie et tout ce qui nous sépare de la nature (dans le spectacle, les événements naturels sont perçus à travers les écrans de télévision). Elle nous présente aussi le dessin de Nataliia qui représente la grand-mère du même spectacle, un personnage comique qu’elle a adoré, une grand-mère qu’elle aimerait elle-même devenir. Elle a peint sur le torse une croix blanche sur fond rouge, témoignage de sa reconnaissance envers la Suisse, pays d’accueil en temps de guerre. Je fais une bévue en rappelant l’histoire du personnage : la grand-mère finit électrocutée. Mais cela souligne bien l’idée que la perception d’une œuvre est très personnelle : ni Marharyta ni Nataliia ne se souvenaient de la mort de la grand-mère, leur souvenir ne contient que les moments comiques de la grand-mère, et Marharyta confie : « J’oublie tout ce qui est négatif, ici en Suisse, dans les œuvres je prends seulement ce qui fait du bien, car les nouvelles d’Ukraine sont toutes négatives, et c’est déjà assez. »
Tania Zittoun rebondit sur l’importance des souvenirs personnels pour qu’une œuvre nous touche : un film, un tableau, pour qu’il fonctionne, il faut qu’il vienne chercher quelque chose en nous de très personnel – être mère, avoir eu des moutons… Et le plus beau, quand ça nous touche, quand ça va jusqu’à nous faire pleurer, c’est qu’on dit toujours : « ah, j’ai pleuré, pleuré, pleuré… c’était trop bien ! »
L’œuvre nous offre un espace où projeter nos émotions, un espace rien qu’à nous, un espace magique. Claudia évoque l’image du cocon et souligne : « ça fait sortir quelque chose qui est déjà là, une crainte ou autre. » Alexia : « et tu dis que ça sort, ça veut dire que tu l’as devant toi, tu peux le voir. » Claudia : « Oui, et ça fait du bien d’en parler. » Tania Zittoun : « L’émotion projetée dans l’œuvre, elle est transformée, elle ne revient pas la même. »
Tania Zittoun nous offre trois questions qu’on peut prendre avec la prochaine fois qu’on est de sortie : « Pourquoi ça m’a touchée ? À quoi ça m’a fait penser ? Comment c’était fait ? » Exprimer les émotions qu’on a vécues durant l’œuvre, c’est faire sens, c’est se comprendre. « L’art accompagne notre imagination, qui fait le travail pour nous faire vivre et voir. »