Les chemins de la communication
On se retrouve en comité réduit pour une sortie extraordinaire : le Musée d'Art et d'Histoire de Neuchâtel présente la collection Ditesheim, c'est une belle occasion d'aller ensemble au Musée et d'ajouter de nouvelles expériences à notre tableau de chasse en vue de la rencontre avec Tania Zittoun, professeure de psychologie à l'Université qui s'est spécialisée dans l'étude de l'expérience culturelle.
Abritées sous nos parapluies, on se retrouve au port avant de se diriger vers le beau bâtiment 19ème du musée. Les consignes sont toutes simples : on prend le temps, chacune pour soi, de déambuler dans les galeries et de trouver l'œuvre qui nous parle le plus, puis on lui accorde une dizaine de minutes avant de se retrouver pour présenter aux autres l'œuvre qui nous a inspirées.
La langue est un défi, et c'est tellement formateur ! Eryna, Lyudmyla et Meryem ne sont pas encore à l'aise avec le français, il faut parler lentement, plus lentement encore, mieux choisir les mots, en choisir moins d'ailleurs. Armées de leur téléphone, Lyudmyla et Eryna traduisent ce que je dis, ce qu'elles veulent dire. Je prends le pli et télécharge l'application Google Translate à mon tour. Meryem ne la connaissait pas, alors je l'aide à l'installer sur son téléphone et lui montre comment activer la fonction audio pour qu'elle puisse profiter de cet outil même sans devoir lire ou écrire.
On se retrouve devant notre premier tableau, une toile de taille modeste qui représente un intérieur architectural dans un camaïeu de vieux roses, une œuvre douce et lisse sans contraste, sans figures. Elle fait l'unanimité, d'ailleurs : c'est si tranquille, si reposant, ce couloir où s'ouvrent des embrasures de portes dont on ne voit pas ce qu'elles cachent. La lumière est diaphane, des grains de poussière peut-être en suspension. C'est un moment magique de se retrouver devant cette architecture douce et solide qui met du baume au cœur à trois femmes dont le quotidien est bien loin de ce calme-là : Eryna et Lyudmyla nous viennent de l'Ukraine en guerre, Meryem a toute sa famille en Turquie, actuellement dévastée par les tremblements de terre.
On échange des mots et des écrans de téléphone, j'active la lecture de Google Translate pour que mes mots français soient dictés en turc à Meryem. La communication surmonte plein d'obstacles, mais elle est là, tremblante, curieuse, décidée.
On utilise tout ce qui est à notre disposition - privilégiant souvent la simplicité - pour transmettre nos émotions, la beauté ou la peur que nous inspirent les tableaux. Certains tableaux suscitent un mouvement de rejet de la part de Lyudmyla : une figure noire voilée à l'autre bout d'une table ; la mort qui pousse le chariot derrière un paysan de montagne ; les figures nues des Zéphyrs dans le crépuscule.
Je pose la question à toutes : "Et la nudité, vous, ça vous dérange ?" Meryem s'est assise longtemps devant ce tableau, d'ailleurs, ce n'est pas que la nudité la dérange, mais elle ne comprend pas pourquoi les gens sont nus dans cette forêt. Je lui désigne le titre, ce sont des Zéphyrs. "La nudité, c'est une manière en peinture de montrer que les figures humaines, ce ne sont pas forcément des êtres humains comme toi et moi". Souvent, la nudité c'est l'attribut des dieux, des allégories. Sakineh n'est pas dérangée du tout, elle trouve ce tableau très reposant, ces figures dansantes dans le soir tombant, la quiétude et la fraîcheur de la forêt. Elle perçoit les figures chacunes dans leur rêveries, dans leur monde, mais pourtant ensemble dans un même mouvement.
D'autres tableaux ouvrent les mémoires des femmes et délient leur langue. Le rayon de lumière sur les Alpes de Calame qu'Eryna nous présente : "L'obscurité laisse place à la lumière" et elle montre des photos d'elle à la montagne, qu'elle adore. Ce tableau lui parle de sa propre vie, de ses promenades sur les hauteurs, le silence, la lumière, l'immensité. Juste à côté, un paysage où se reposent bergers et moutons : c'est Meryem qui s'allume et nous raconte mot par mot, en cherchant, comment ce tableau lui parle de son enfance en Turquie, parce que son père était berger.
Quand on est sur le point de se dire au revoir, après deux belles heures ensemble à scruter les tableaux, Eryna me glisse : "Le tableau que tu as choisi, ce dessin noir de femme qui semble secouée, je n'aimais pas au début, mais on en a parlé, et maintenant je le trouve très beau. Oui, parfois il faut en parler pour apprendre à aimer. Se montrer comment la beauté peut se cacher, comment la beauté peut se montrer."