Présents : Christian, Tshahe (alias Negrita), Doris, Fisnik, Florence, Sonia, Kamilou, Nathalie, Lendita, Carole, Tilo, Emilie
Une journée continuellement pluvieuse pour accompagner la sortie du groupe au TKM, théâtre inconnu des participants, afin de visiter les lieux et voir une partie de la répétition du spectacle Le conte des Contes, d’Omar Porras, qui devrait enfin pouvoir être joué à partir de mardi 27 octobre. La création était prévue mi mars 2020, au jour près lorsque le semi-confinement a commencé. Il s’agit d’un médecin qui raconte des contes pour guérir les jeunes gens d’une famille…
Une médiatrice est passé à Palabres auparavant présenter quelques photos du spectacle, riche en musique, costumes, décors, accessoires, et l’artiste polymorphe Omar Porras, colombien, qui envisage le théâtre comme une grande aventure collective et travaille autant le masque, le corps que le chant ou le texte.
Une prise de contact informelle permet de repréciser les pseudonymes et noms, les origines et langues, la durée à Palabres ou en Suisse et sonder la maitrise du français. Doris et Fisnik rejoignent le parcours en arrivant à Palabres.
Tilo l’artiste du parcours est là avec son masque en tissu africain, aussi jaune que son imperméable. Nous évoquons une exposition qui a lieu à la galerie connue de plusieurs participants Standard Deluxe et les campagnes organisées de vol de vélo dès que la nuit prend le pas sur le jour, Tilo s’étant fait voler son 8ème vélo la veille à Lausanne. Quelques participants ont eu l’occasion de voir Tilo individuellement une fois ou bien plus en dehors du parcours, au gré d’un vernissage, d’une sortie, d’un café ou d’un travail artistique individuel.
Deux participants s’excusent, une autre ne donne pas signe de vie, un autre encore arrive de Sainte Croix, et nous prenons le train pour quelques minutes jusqu’à la gare de Malley. Là, en sortant, une altercation très sonore dans les escaliers entre deux personnes dans une langue inconnue frôle le groupe. Nous tous cherchons à cet instant la stratégie pour passer et évaluer la gravité de la rixe, et le danger pour nous.
Tandis que les uns évoquent les scènes de violence de rue en Suisse, les autres évoquent les hypothèses d’origine de ce conflit : drogue, deal, communautés, consommation, vie dehors ? Une participante tirée à 4 épingles pleure silencieusement, car cette violence réveille chez elle un vécu personnel et culturel dont l’émotion la submerge. Bras dessus bras dessous, nous évoquons en différentes langues la dangerosité, le subconscient, le passé, les hommes, le difficile apprentissage du français à plus de 40 ans alors que le japonais, l’espagnol, le portugais, l’anglais sont déjà appris.
Sur son parapluie publicitaire « una tortuguita » une petite tortue. Celle qui va lentement mais surement. Celle aussi qui porte sa carapace de protection avec elle, et transporte sa sécurité avec elle.
Le groupe épars slalome entre et dans les immenses flaques de la zone industrielle de Malley, qui sous son parapluie, qui emmitouflé dans sa veste plus ou moins imperméable.
Vanessa, la médiatrice du théâtre, nous accueille dans ce grand hall tapissé de moquette rouge, avec lustres et miroirs dorés.
Une participante, venue avec Transport Handicap, est déjà sur place. Une autre est perdue à la gare, il faut retourner la chercher. Un troisième nous demande par message un masque car il l’a oublié. Voici le groupe constitué, qui évoque le départ ce jour de l’un des membres, William, qui est retourné au pays. A ce moment-là une bénévole fondatrice de Palabres annonce son départ pour un grand voyage le 3 novembre, départ maintes fois reporté pour cause de coronavirus. Ainsi va Palabres, les départs, nouvelles arrivées, retours et exils.
La visite peut commencer. Vanessa propose des questions sur mesure, en lien avec le thème de notre parcours : qu’est-ce qui est étrange dans ce bâtiment ? Dans la communication du spectacle ?
Ce qui est sûr c’est que ce bâtiment n’est pas comme l’Echandole, le théâtre d’Yverdon où nous sommes allés il y a un an, sis dans le château aux murs de pierre épais et aux hauts plafonds. En ressortant sous la pluie, nous voyons des bâtiments de stockage, containers, le train. Et Christian note le nom de la rue, l’usine à gaz. Les structures métalliques corroborent ce passé industriel. Une participante demande si le pont du galicien, gazoduc, permettait de conduire la gaz produit ici en ville de Lausanne. Était-ce le gaz de ville, ou pour le chauffage, ou pour les éclairages publics bec-de-gaz ? Comment se représenter Lausanne au début du XXème siècle ?
En français, le terme « usine à gaz » recouvre aussi un sens figuré, « appareil compliqué », que nous illustrons comme les démarches pour obtenir un permis, une assurance maladie, une pièce d’identité, sujets d’une grande actualité pour plusieurs participants. En sortant plus tard nous nous demanderons si la pièce de Porras n’est pas aussi une usine à gaz, qui combine de nombreux éléments avec une précision d’horlogerie. Tilo tranche : « non, Porras c’est pas une usine à gaz, c’est un magicien plutôt ». Un magicien qui a travaillé des années avec sa troupe à Genève, aussi dans une ancienne usine à gaz, Artamis, quatier alternatif reconverti en éco-quartier.
Quant à la décoration, ou la date à laquelle c’est devenu un théâtre ? Les uns évoquent une décoration ancienne, « qui manque de modernité ». Les bois travaillés façon frise art déco évoque des flammes ou des fleurs. Les lustres, miroirs et moquette font penser à un lieu de fête, de danse, plutôt un cabaret des années folles. Un autre ose le mot : un bordel ? En tous cas ça « fait pas théâtre ».
Plus tard Vanessa nous confirme le passé de bâtiment industriel construit dans les années 1910 1920, donc un lieu où a priori les gens ne se rencontrent pas. Un collectif d’artistes a pris ce lieu désaffecté pour en faire un théâtre et travailler un an bénévolement à sa décoration, rénovation, à la fin des années 1970. La frise art déco est une récupération du décor de l’une des pièces, Les 3 sœurs de Tchekov.
Le nom du théâtre, Kleber Méleau, n’est pas celui d’un artiste, ni d’un auteur. C’est en fait celui d’un personnage du texte Maison d’os, de Roland Dubillard (1962) que le collectif de fondateurs et son directeur Philippe Mentha aimait bien. Un personnage qui n’avait d’ordres à recevoir de personne, ni n’en donnait à personne. Nous réagissons vivement sur cette notion de liberté, les ordres et injonctions d’aujourd’hui : mettez votre masque, ne vous touchez pas, ne vous approchez pas ! Théâtre Kleber Méleau, rebaptisé TKM par Porras en 2015 quand il en prend la direction, TKM comme sa campagne de communication rose et généreuse, TKM, Te Kiero Mucho, Te Quiero Mucho (je t’aime beaucoup).
Lors de la visite des lieux et recoins de ce théâtre de création, nous sommes éblouis par le « patio », sorte de salle à tout faire revalorisée par Porras, où se croisent les membres de l’administration pour le café, les personnes du nettoyage avec les machines à laver et un ingénieux système de tancarvile suspendu, les artistes et les cuisiniers, « comme une grande famille » dit une participante, compatriote de Porras.
La cuisine, qui propose des repas frais aux travailleurs, aux artistes et au public dénote une vraie intention de qualité et de convivialité, même si tout est mis à mal avec les conditions sanitaires actuelles.
L’atelier nous immerge dans ses bruits, sa lumière, ses odeurs et poussières. Une participante reconnait aussi son lieu de travail, l’atelier, qui a le même environnement sensoriel. Les lustres ici sont ceux d’un décor et non du foyer.
La salle des costumes et les loges enchantent les amateurs de mode, les ailes d’ange en plumes nous font rêver, et la loge à maquillage ravit les rêves de transformation. Les selfies vont bon train, les cris et rires d’enthousiasme ponctuent chaque découverte, les questions fusent, les participants réfrènent tant bien que mal leur envie de tout toucher, tout voir, tout comprendre.
Les volées d’escaliers à tout moment mettent en difficultés certains participants à mobilité réduite, qui redoublent d’efforts. Cette performance hors du commun est mentionnée en fin de journée par un message sur le groupe : « Très sympa cet après-midi au théâtre, malgré les nombreuses marches… Vivement le 7 novembre ! Bonne soirée à vous tous ».
Mais c’est déjà l’heure de rentrer dans la salle. La troupe s’est réunie en début d’après-midi pour écouter la conférence de presse du Conseil d’Etat vaudois. Vont-ils ou non pouvoir jouer ? Les théâtres vont-ils ou non fermer ? Apparemment, cela sera possible en jauge réduite afin de garantir un espace régulier entre les spectateurs, masqués bien entendu.
Nous sommes accueillis en salle par l’assistante du metteur en scène, qui nous dit que nous allons voir un moment « intime » normalement caché du public. Le metteur en scène lui-même en régie, nous présente en quelques mots l’équipe technique (2 régisseurs en salle, plusieurs techniciens sur le plateau), souvent si invisible, et les comédiens qui sont environ 6, sans les costumes qui seront mis pour le filage du soir. « Répétition, cela signifie que l’on répète et répète jusqu’à avoir un résultat satisfaisant dans les moindres détails ».
Ce que nous pouvons observer : pour commencer il y a 3 fois le même raccord, où il s’agit de faire disparaitre une desserte pendant un solo de chant/mime, puis pour une comédienne d’allonger un peu le pas pour que le visage soit éclairé par la lumière qui tombe en « douche » tandis qu’en arrière le rideau rouge redescend et que les fumigènes tapissent le sol. Chaque lumière, chaque objet, chaque déplacement fait l’objet d’un calcul millimétré, tandis que le regard du spectateur est manipulé, guidé par la lumière ou le mouvement pour que le fil imaginaire continue. Toute transition, tout changement de décor doit couler fluidement.
Nous assistons alors à : une fille qui voit ses mains repousser en chantant et empoigne le piano qui tournoie tandis que son chant lyrique devient cri, un guitariste rock’n’roll dans un frigo plein de viande, un humoriste qui vient raconter des blagues grinçantes ou irrévérencieuses au micro face public, une tempête avec un rideau qui vole, des lustres qui balancent et des tôles tordues, et un moment de grande poésie où La Belle Endormie, une jeune et brune comédienne, doit traverser de jardin à cour dans le silence et le noir complet. Elle est éclairée seulement par un bougeoir à 3 bougies, comme un ralenti, mouvement descendant-ascendant continu et lent, où les petites lumières allument le fin éclat des traits et des yeux, imperturbablement présents et concentrés. Le déchainement des énergies alterne avec des moments d’épure, comme celui où une corde à linge « habite l’espace » dans une temporalité étirée, sur fond de musique classique.
Le metteur en scène recueille les questions « je pourrais avoir plus de retour pour la guitare ? », « on reprend avec la desserte ? » « tu veux dire que pour le cri j’attends la fin de mon déplacement ? » « je pourrais enlever mes chaussures à talons, là ? », nomme les transitions entre les scènes (le serpent, la tempête, le frigo…). Il demande à couper les micros pour venir sur scène accompagner chaque comédien sur l’interprétation, la précision du mouvement, exemplifiant parfois dans son corps immense et longiligne un port de main, un appui de pied. Les participants sont au premier rang, captivés, riant, émus, fatigués, applaudissant dans l’excitation des sens, attentifs à ces détails que nous apprenons à voir, à la fois pris par l’illusion et par moments conscients de la manipulation des objets, des durées et déplacements.
Le soir venu nous évoquerons la puissance du moment de chant et des guitares, le travail de précision de toute l’équipe, la poésie de la fille « comme guidée par la bougie et non qui guide la bougie ».
Nous ne savons pas quelle forme donner à la restitution qui va clore notre parcours, car les directives sont restrictives et changent souvent, c’est difficile. « Difficile mais pas impossible » dit Christian à Tilo, l’incitant peut être à aller au bout du projet, à ne pas se décourager malgré ces incertitudes. C’est le dur « retour à la réalité de nouveau ». Nous évoquons la possibilité de vivre dans un monde imaginaire, dans un théâtre. Tilo propose d’apporter des hamacs pour rester au TKM à partir du 7 novembre…
Nous traduisons aussi quelques blagues enchainées avec un certain personnage inconfortable sur le plateau :
« un jour une fille rencontre un crapaud, il lui dit qu’il est comédien et qu’une sorcière l’a transformé en crapaud, un simple baiser pourra lui redonner sa forme humaine. La fille met le crapaud dans sa poche, et tandis que le crapaud lui redemande un baiser elle lui répond : je me ferai plus d’argent avec un crapaud qui parle qu’avec un comédien »
« un psychiatre propose à son patient extrêmement abattu, triste et déprimé d’aller au cirque pour se guérir, voir un clown si drôle, si tendre, si extraordinaire qu’on ne peut y résister. Le patient refuse. Lorsque le psychiatre lui demande pourquoi, il répond : c’est moi, ce clown. »
« Un jour un aveugle rentre dans un bar. Un jour, un aveugle rentre dans un chaise » (c’est à ce moment-là qu’on lui enlève le micro). Jusqu’où l’artiste est-il indésirable ? Fauché, empêché, censuré ? Jusqu’où doit-on choquer pour faire rire ? Jusqu’où tirons-nous de nos désespoirs une force de création ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Autant de questions en suspens…
Photographies de la rencontre ©Tilo Steireif